Suzanne Horvath

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1998 VARIATIONS HONGROISES SUR LE THEME DE LA DOMINATION MASCULINE – Histoires de femmes vues par des romancières contemporaines.

Depuis 1989, l’année où « dans les pays de l’Est » la vie unidimensionnelle imposée par les régimes politiques a irrémédiab lement basculé, la vie littéraire s’est épanouie en Hongrie. Maint revues littéraires ont vu le jour, le retard dans les traductions est en train d’être comblé, des romans écrits soit par des auteurs consacrés soit par ceux qui s’étaient tus, ou encore par de jeunes nouveaux-venus, ont été publiés . Mais lorsque le lecteur fouille les quelques bonnes librairies de Budapest à la recherche de romans récents écrits par des femmes, il n’en trouve presque pas. Cela est d’autant plus surprenant que dès le début du siècle jusqu’en 1945 il y avait en Hongrie beaucoup de romancières. Certes, la quantité ne fournit pas d’indications sur la qualité. Mais la production littéraire réduite venant des femmes actuellement pourrait être l’indice d’un malaise.


Nous nous sommes proposé d’analyser six romans écrits depuis1989 par des femmes. Aucune de ces romancières n’est célèbre mais cela n’étonne pas lorsqu’on considère que seulement quatre ou cinq écrivains hommes, dont le renom a passé les frontières, sont tenus pour importants – encore que les jugements qualitatifs soient sujets à caution dans le domaine littéraire. Il est également vrai que depuis que la littérature hongroise s’était affirmée deux siècles auparavent en s’emparant de la langue jusqu’alors parlée uniquement par le peuple, il y eut en Hongrie beaucoup de grands poètes, mais très peu de grands romanciers. Mais peu importe la qualité de l’oeuvre ou le degré de célébrité des autrices:vus dans leur ensemble ces romans constituent un remarquable corpus sociologique.


Loin de nous vouloir faire cette étude dans une optique essentialiste. En effet, pourquoi prendre séparément les femmes écrivaines en contribuant ainsi à leur discrimination dans un domaine où seule compte l’oeuvre et non le sexe du créateur ? Pour deux raisons : ce fut une tradition de la critique littéraire hongroise que de disséquer les œuvres écrites par des femmes, dès leur apparition sur la scène littéraire, comme des productions fondamentalement différentes écrits par des femmes faibles, féminins, fins, fragiles… En effet, les romans que nous avons analysés sont différents des autres, même si certains traits se retrouvent dans toute la littérature hongroise contemporaine – que les auteurs soient des hommes ou des femmes. Mais les différences sont plus grandes que les ressemblances, ne serait-ce que pour la raison que Christiane Rochefort résume ainsi :

« La littérature des femmes, selon moi, est une catégorie à ,part, non pas à cause de la biologie, mais parce que en un certain sens elle est une littérature de colonisés » (1).


Etant donné que ces six romans ont été choisis au hasard dans la maigre production actuelle des romancières, le résultat de notre étude a simplement dépassé nos atteintes. Différentes en effet de celles des auteurs masculins, ces histoires écrites par des femmes non seulement ont des points communs, mais – à l’exception d’une seule d’entre elles - - elles présentent une surprenante ho!ogénéité laquelle leur est conférée par leur atmosphère, comme si une seule plume les avait

tracées, comme s’il s’agissait toujours de la même histoire qui se répète. Mais il est indispensable de survoler ces histoires, ne serait-ce qu’en présentant leur squelette, en les esquissant, pour arriver à faire sentir ce qui se dégage de ces amlurs, de ces mariages, de ces carrières manquées : la souffrance.


La première scène de LE PANTIN (A bàbu) de Erzsébet Hallama (2) est un symbole du passé et de l’avenir de la protagoniste du livre. Une femme, sur un lit d’hôpital, revient lentement à elle d’une anesthésie . Incapable de faire le moindre mouvement, il lui semble être retenue, tel Gulliver, par mille petits liens, autant de toiles d’araignées ; son corps entier est douloureux. Mais déjà elle sonne à la porte d’un être effroyable, monstrueux, couvert de poils roux, et plonge le couteau dans son coeur, le coeur de son mari – ce fut seulement un rêve… Enfant, elle était malheureuse ; elles vivaient sordidement, sa mère la rabrouait, la rabaissait parce qu’elle était maladroite, gauche ; elle avait les pieds trop grands, elle était laide. A l’école elle ne s’était senti guère mieux : les enfants des cadres de l’AVO (3) étaient privilégiés, il fallait ânonner des sornettes sur l’impérialisme et chanter des hymnes communistes si l’on voulait avoir de bonnes notes. Elles étaient pauvres, sa mère était mesquine, elle avait peur des voleurs, peur qu’il lui chipent les pots de fleurs, les cuillères en argent. La fillette obéissait toujours à tout le monde. Plus tard, étudiante en lettres, elle est amoureuse d’un garçon, mais celui-ci émigre en 1956. Puis elle « entre dans le mariage » que sa mère prépare pour elle. Entrer dans le mariage, c’est comme entrer dans l’engrenage d’une machine où sa place était toute indiquée. En fait sa mère avait fait du chantage sentimental pour forcer sa fille, elle s’était même évanouie lorsq du premier refus. Puis Anna est professeur ; son travail est sans perspective, toujours sous le signe de l’obéissance et du silence, toutefois elle commence à aimer l’ensignement. Mais son mari, mécontent de ses gains, l’envoie pour faire de l’informatique au lieu d’enseigner. Il ne lui reste désormais que ses deux enfants auxquels s’accrocher. Sa belle-mère est aussi tyrannique que sa mère et son mari . Ce dernier lui prend tout l’argent qu’elle gagne. La vie est grise, routinière, pauvre. Puis elle veut divorce mais sa mère hurle et et s’allie avec sa belle-mère contre elle. Le divorce est pourtant prononcé mais on lui enlève toutes ses économies et ses enfants : le mari fait défiler des faux témoins contre elle. Elle aurait pu, elle aussi, prétendre par exemple que son mari était homosexuel en présentant de faux témoins, auquel cas elle aurait eu la garde de ses enfants...mais il est trop tard. Restée seule, s’enfonçant dans le deuil de ses enfants, elle vit quelque temps avec un homme divorcé qui la quitte en émigrant aux Etats-Unis... C‘est alors qu’une tumeur (maligne?) l’envoie sur le lit d’hôpital …

Souris grise dans son manteau gris, Anna vit dans la résignation, son monde est sans consolation, sans horizon. Son image est par trop forcée : une telle accumulation de malheurs vécus dans une telle soumission, de surcroît dépeints aussi cruellement, dépasse la vraisemblance.


Un souvenir d’enfance la hante sur son lit d’hôpital: apparaît sa mère, couturière :


« elle tenait des épingles dans sa bouche, elle ne pouvait pas parler, mais sa voix sortait quand-même par son nez, elle dit : ne joue pas la comédie, retiens-toi j’ai pas le temps. Et elle s’était retenue mais en vain car dès quelle s’était mise debout et avait fait un pas, elle entendit un sifflement aigu de son derrière et sa culotte était déjà pleine, un liquide puant, épais, collait le long de sa jambe et gouttait déjà, elle voyait sous elle et sur le tapis les gouttes sombres… (…). La mère avait poussé un hurlement, les épingles s’étaient envolées de sa bouche, elle avait crié un mot obscène (…) La fillette avait reçu une gifle, elle avait chancelé, était tombée maladroitement comme tojours ; ce qui avait fait couler sur son ventre la boue puante et maculait ses jambes et sa robe, elle était assise dedans, dans la merde jusqu’à la taille ». (4)


Ce n’est pas la protagoniste qui étend sa situation à) l’ensembledes femmes, mais une amie médecin, beaucoup plus libre et autonome :

« Elle racontait qu’à l’usine où elle était médecin du travail, il y avait surtout des ouvrières et elles lui portaient non seulement leurs grippes, leurs maux de dos, leurs migraines, mais aussi leurs avortements, leurs bleus de femmes battues, leurs vies naufragées, je contemple ces malheureuses – se révoltait Eszter – elles déversent leurs plaintes sur toi mais si tu leur dis fais quelque chose, elles passent la langue sur leur bouche sèche, elles te regardent, haussent les épaulent et pleurent. Tout ce qu’elles peuvent pleurer, tout leur saoûl, je recueillirai leurs larmes, si je les dérivais dans un canal, je te jure, elles aboutiraient à la mer -elle eut un rire tonitruant – ma vieille, il n’y aurait jamais marée basse ! » (5)


Dans le roman il est à supposer que Anna se relèverait du lit d’hôpital comme Gulliver qui se dégage de ses liens, qu’ayant fait le bilan des ses échecs, elle guérirait. Mais l’autrice de ce roman est décédée d’une tumeur presqu’au même âge que celui donné à son héroïne.


Margit SAGI a intitulé son roman DES TAONS DANS LE BROUILLARD (Döglegyek a ködben ) (6) où les taons sont les hommes qui harcèlent Eva . Son histoire commence dans le bistrot délabré de la Gare de l’Ouest de Budapest, où la jeune fille campagnarde congédie un garçon de son pays qui la courtisait : elle veut travailler à Budapest où elle est dactylo dans la rédaction d’un journal : elle y trouve des camarades. Ils se voient le plus souvent au bistrot pour y boire jusqu’à s’enivrer. Les collégues masculins sont rédacteurs et journalistes et les amies, dactylos et secrétaires. Amoureuse de Gabor qui la repousse au début Eva consent pourtant à coucher avec plusieurs membres de la rédaction, tous mariés. Ce qui l’étonne beaucoup dans sa naïveté, c’est qu’ils soient tous capables de coucher avec elle sans éprouver des sentiments. Finalement elle tombe enceinte, probablement de Gabor, après avoir repoussé les avances du grand patron :

ça va pas dans ta tête – Aron fait irruption dans le bureau – qu’est-ce que tu penses, comment les autres deviennent journalistes ? Ici tout le monde fait carrière avec de la chance ou avec son cul » (7 )


Lorsque ses ex-amants apprennent qu’elle est enceinte, tous retournent vers leurs femmes en refusant de contribuer financièrement à l’accouchement, car Eva veut garder l’enfant contre vents et marées, décision que tout le monde réprouve. Elle note dans son journal :

« Je suis incapable de me faire avorter. Que vaudrait ma vie sans ce bébé ? (… ) Je vivais sans but jusqu’à maintenant. Du bavardage creux, des compliments encore plus creux, des coucheries sans émotion, des beuveries. Comme les taons leur victime, des hommes inconnus m’ont assaillie avec leurs désirs. Des taons. Ils m’ont fait oublier pour un temps ma solitude ». ( 8 )


Pourtant, elle sait que les mères célibataires sont condamnées à la pauvreté et aussi au mépris des autres.En effet, elle est mise à la porte du logement où elle était sous-locataire : ses parents à la campagne auraient horreur d’accueillir un bâtard dans la famille. Elle doit donc inventer un mari qu’avec l’aide de ses collègues ils feront astucieusement trépasser en passant une fausse nouvelle dans leur journal annonçant le décès subit de ce mari fictif. Après la naissance du bébé commencent les difficultés, la lutt pour un petit logement, les travaux de frappe jour et nuit, l’impossibilité de s’offrir des soins dentaires et les hommes qu’elle doit repousser, qui veulent coucher avec elle, la prenant pour une proie facile. Elle se trouve un nouvel emploi où elle peut pour un temps faire valoir ses talents de journaliste, mais un rédacteur lui propose, une fois de plus, de coucher avec lui. Eva le refuse ; on lui retire son travail de journaliste puis on la met définitivement à la porte. Il ne lui reste que rentrer à la campagne avec son enfant:elle ne manquera à personne. ..Elle est de nouveau assise dans la salle d’attente de la gare. Quelques années ont suffi : elle a le dos voûté, les cheveux rares, le visage bouffi…


Eva est pauvre, sans ressources matérielles, mais non sans ressources humaines : elle a des dizaines de copains et de copines, souvent éphémères il est vrai,qu’elle voit le plus souvent dans des bistrots. C’est le boire qui relie les différents épisodes du récit, la plupart des conversations se déroulent dans des bistrots : le bistrot est le principal lien social.


L’histoire se déroule au présent, le langage est dépouillé à l’extrême, les phrases sont courtes, comme dénudées à dessein de toute fioriture et aussi pour mieux refléter la vie sans perspective et surtout sans amour que Eva doit vivre dans la grande ville.


QUINZE ESQUISSES EN MAUVE ( Tizenöt vàzlat lilàban ) de Màrta DEAK ( 9) est un recueil de nouvelles.


Dans la première nouvelle de ce recueil, -Fermer boutique, une femme seule de trente-huit ans qui habite en sous-location, attend nerveusement que la salle de bain soit enfin libre. Les hommes sont son seul souci . Il y en a beaucoup dans sa vie mais elle n’en est pas moins très anxieuse : sa seule saison, c’est l’hiver, car c’est à ce moment seulement que ses taches de rousseur ne sortent pas. Or, sa peau blanche est son seul atout, son seul pouvoir sur les hommes, mais elle n’a jamais abusé de ce pouvoir . Elle croit que lorsque les hommes la désirent ils souffrent beaucoup, il faut donc leur céder vite pour adoucir leur état. « Dans le regard de Ervin une supplication humble ou de la convoitise se mêlaient à une sorte de solitude masculine touchante ». (10). Au bureau où elle est dessinatrice, les femmes rivalisent pour faire du café aux collègues masculins pour attirer leur attention. Les hommes sont tout l’univers de Gitta. Mais elle se sent très seule, la sous-location est sordide, elle boit, et perd tout espoir pour s’en sortir et pour trouver l’hommme de sa vie. « Une vie abjecte, misérable. On ne peut s’attendre à rien. Désormais on ne peut s’attendre à rien. Et après avoir définitivement réalisé cela avec stupéfaction, elle comprit que jusqu’alors elle avait attendu quelque chose. » (11).


Une autre nouvelle est intitulé « Mariez-vous, jeune fille ! » Cette exhortation lui avait été adressée par un médecin qu’elle avait consulté à l’âge de treize ans pour son acné juvénile. Aujourd’hui, à vingt-sept ans, elle doit retourner à la même consultation de gynéco-vénéréologie à l’hôpital. En attendant son tour, évoquant la petite fille d’antan qui pensait à la vie sexuelle comme à une souillure, elle comprend que c’est la misère qui est souillure.

« La misère. La cuisine et les WC communs de la co-location, le goût cramé des déjeuners de dimanche confectionnés à la hâte, la saleté des couverts à moitié lavés, la salle de bains glacée qui oblige à choisir entre la souffrance pour être propre ou celle d’être sale.Les vêtements usés, les chaussures éculées héritées de sa grande sœur, le demi-appartement toujours en désordre, à l’air vicié des effluves de sueur de cinq personnes » (12) .


Magdi consulte aujourd’hui car elle vient de suivre le conseil du médecin, elle a couché avec quelqu’un uniquement pour se débarrasser de son acné...mais elle apprendra vite, lorsque viendra son tour, qu’au lieu de perdre ses boutons, elle a attrapé une maladie sexuellement transmissible.


L’adaptation porte ce titre car la protagoniste, après avoir consenti au divorce exigé par son mari, après avoir tenté de se suicider avec des tranquillisants et de la vodka, a bénéficié, après être passée par l’hôpital psychiatrique, d’un « congé d’adaptation ». Dans une lettre à son mari, elle évoque avec nostalgie les des dernières tendre caresses de celui-ci qui ne lui a même pas rendu visite à l’hôpital. Mais elle va s’adapter. « Je porte déjà des vêtements de camouflage comme j’en portais toujours pour toi, tu m’as épousée par étourderie… (…) Je porte un camouflage de la couleur de la terre, de la couleur des murs vétustes, je passe déjà inaperçue (…) et avec un peu de chance, un homme en vêtements de camouflage viendra me chercher (///), il m’épousera, nous vivrons une vie couleur camouflage, nous nous dirons des banalités du matin au soir et j’accoucherai d’enfants couleur camouflage » (13)


Kata, trente-deux ans, dans Une soirée au Café Hàtsokapu, possède un diplôme supérieur. Avant d’être enseignante à la campagne, elle vivait dans la capitale . Irén, une parente chez qui elle habite, veut la marier et organise une rencontre dans un café avec Sanyi, un paysan vulgaire « un gars au cou de taureau, au visage gras en sueur » qui a par ailleurs un diplôme d’ingénieur. (14) Sanyi ne réalise que très lentement qu’il dégoûte Kata qui le méprise et le repousse : il se venge en se tournant vers la petite nièce toute jeune, coquette et vulgaire, après que les convives se sont amplement imbibés de bière et de cognac. Kata reste seule. Elle avait lutté comme une lionne pour rester à Budapest. Son diplôme de lettres avec mention dans la poche, elle avait essayé de se caser dans la recherche sans succès, tout en travaillant pour un salaire de misère et habitant en sous-location. Souvent elle traînait dans les couloirs de l’Université où des visages d’hommes graves, solennels, la regardaient sur les murs. » Kata dévisageait ces portrait avec convoitise (…) Elle eut l’impression que la république littéraire était en fait exclusivement la république des hommes. Cette histoire finit comme les précédentes chez Màrta Deàk : « Elle regarde son visage. Ce visage qui, peut-être, ne sera plus important pour personne, jamais plus ».


Dans C’est à devenir fou deux jeunes femmes font connaissance à la consultation de l’hôpital psychiatrique  L’une, Ildi, est amoureuse d’un célèbre compositeur qui l’épouserait, croit elle, si ses persécuteurs à elle ne l’en empêchaient. L’autre, Anna, sort de cet hôpital où sa mère l’avait fait interner car elle n’avait pas voulu accepter le mariage d’intérêt que la mère avait prévu ,pour elle. Anna avait passé des heures à guetter les fenêtres de son patron dont elle était follement amoureuse. Ildi craint de connaître le sort de Anna, se blottit près d’elle mais celle-ci, la conscience mauvaise, laisse les infirmières de l’hôpital se saisir d’Ildi qui se débat. « Pardonne-moi »murmure Anna en elle-même.

« Ildi crache sur Anna en plein figure.(…) Anna sait, voit presque ce qui attend Ildi ; « Prenez ce comprimé, Ildi ! » L ‘infirmière s’irrite, rougit, des gouttes de sueur apparaissent à la racine de sa petite moustache. « Vieille chienne mégalomane ! » pense Ildi et recrache le comprimé. »Sadique ! » « Avaler ! Ouvrez la bouche ! Ouvrez la bouche immédiatement ! » Finalement deux infirmiers robustes poussent Ildi sur le lit, on lui fait la piqûre et quelques minutes après Ildi s’endort, sans rêves, sans soucis, sans espoir ».(15)


Les adieux se passent également à l’hôpital psychiatrique. Une femme, la quarantaine, avait attendu pendant sept ans que son ami Andràs divorce d’avec sa femme pour elle. Elle avait admis que c’était une décision difficile à cause des enfants adolescents de celui-ci. Elle s’était accommodé du statut ambigu de maîtresse pourvu qu’elle puisse garder Andràs. Mais celui-ci vient de divorcer pour épouser Szilvia, une fille de vingt- huit ans. Elle attend en vain la visite de Andràs jusqu’à ce qu’elle le voie arriver en compagnie de Szilvia.

« En effet, c’est Andràs. « Hallo baby. Tu as très bonne mine » Andràs lui baise les mains . «  Où peut-on fumer une cigarette ici ? » (…) « C’est pour toi » Andràs lui tend une grappe de bananes, allume une cigarette. «  Promets-moi que tu ne recommenceras pas ». Andràs lui sourit. « Tu es un amour »dit-elle. « Où as-tu déniché ces bananes ? » Andràs hausse les épaules. « Remercie Szilvia, c’est elle qui les a trouvées » (…) Finalement, elle sort la seule, la plus importante question, d’une voix sourde, rauque, à cause des tranquillisants : « Pourquoi m’as tu fait faire un lavage d’estomac, malheureux ? » ( … ) « Je ne suis pas un assassin. De toute façon, tu m’as fourré dans un joli pétrin, tu peux te l’imaginer, toute la ville en parle, s’ils ne savaient pas jusqu’à maintenant, tu leur as fait savoir où nous en étions l’un avec l’autre. D’ailleurs, voici ta clef. Merci pour tout, baby. C’était si beau, c’était dommage de le terminer ainsi ». Szilvia attend près de la port : « Bonjour Madame, comment allez-vous ? » Andràs entoure les épaules de Szilvia : « Allons-y, petite »>. (16)


Dans L’ENCHAINEE (Bilincsek) Mària KISS esquisse le portrait de l’homme qu’elle a aimé. Le récit commence par le mot « amour » avec un point d’exclamation. La narratrice, si facilement identifiable à l’autric, portant le mêmle prénom, relate la perdition qui lui est échue pour avoir aimé sans condition. Elle avait eu le coup de foudre pour György, un homme massif, corpulent, aux yeux bleus, homme d’affaire budapestois dont le nom était sur toutes les lèvres, roulant en Mercedes, ayant une fortune d’origine suspecte. György est marié. Lorsqu’il avait épousé sa femme, elle était actrice : aujourd’hui elle reste à la maison avec les enfants, car son mari la veut ménagère : elle est alcoolique.


Mària vit avec György, les affaires tournent bien, György rencontre des hommes d’état, les médias amplifient son image. Mais le doute assaille son amante. Je suis tout en nerfs tandis que lui est d’un calme glacial. Suis-je sa propriété ou son amour ? Mais quand elle reçoit un message l’informant que György a été emprisonné en Allemagne, elle saute dans sa voiture, laissant son mari à Budapest, pour rejoindre György, ne serait-ce que pour lui apporter les objets nécessaires dont il pourrait avoir besoin . Deux ans après György est libre et ils continuent leur vie.


Les gestes de György sont péremptoires, autoritaires, prêts à humilier tous ceux qu’il rencontre. Dans les affaires, il est impitoyable : il les vois comme un jungle où les règles freinent la force brute, laquelle, en les transgressant, réussit pourtant à s’affirmer. Il ne vainc pas parce qu’il a raison, mais il a raison parce qu’il a vaincu. Maintenant elle aimerait le quitter, mais en est incapable. Elle comprend qu’il est un séducteur né, qu’il a plein de femmes dans sa vie. Les femmes, constate Mària avec amertume, sont attirées par la force et la détermination comme les papillons de nuit par la lumière.

« Les gens croient que ce sont les hommes qui courtisent le femmes. Comme c’est déjà loin ! Le femmes inventent pour elles l’homme dont elles tomberont amoureuses, elles lui dessinent un beau corps (…) elles s’enivrent de ce que son amour-propre, sa fierté vont de pair avec sa dévotion pour elle. György n’existe pas en réalité, mais renaîtt autant de fois qu’un regard féminin se pose sur lui (…) Ce sont elles qui costruisent ses contours » (18 ) »


La femme de György a été également attirée par la force qui émane de lui. Elle se suicide. György lâche Mària qui ne l’avait intéressé que tant qu’il était marié. La police envahit l’empire de György. A la fin Mària, cette fois littéralement menottée car censée mêlée aux affaires de György en tant que son fondé de pouvoir, tandis que lui est libéré sous caution : il est invincible. Mais - avant l’emprisonnement de Mària ? - György subit le même sort à la dernière page du livre que le mari de l’héroïne de LE PANTIN :

« Pendant que György m’expliquait les règles de comportement à la prison comme il aurait composé un carnet de bal, mon sang ne fit qu’un tour et lorsqu’il posa une main bienveillante sur mon épaule, je me saisis du couteau de cuisine et mon bras s’élança vers lui. Le couteau rentra dans la chair molle, il y eut du sang puisque j’étais tachée de sang, puis je m’effondrai par terre  » (19)  Le lecteur ne saura pas si la narratrice a réussi à anéantir György ; du moins a-t-elle réussi à dresser son portrait fidèle.


Ce récit plutôt médiocre, composé de clichés sauf quelques idées, quelques descriptions justes, est le contrepoint exact des romans à l’eau de rose où les héros masculins ressemblent beaucoup à György, c’est la force virile émanant d’eux qui envoûte leurs amoureuses, tout comme Maria, mais il en résultel’apothéose, alors que dans la version hongroise Maria est vouée à la perdition.


Le roman de Dora ESZEnDeux œufs, (Két tojàs),(20 )se joue dans un tout autre registre .L’autrice à trente ans à peine en est à son deuxième roman à succès ; elle se concentre – sciemment ? - sur l’éloge du sexe pour le sexe. La narratrice est une lycéenne de seize ans, d’un milieu bourgeois, dont le parents sont divorcés et qui tient son journal. Ses parents ont une certaine importance pour elle mais sa vie tourne autour de sa classe au lycée et ses camarades de classe, ainsi que leurs de connaissance : cette jeunesse dorée budapestoise constitue un réseau où tout le monde se connaît. Les membres de la classe se réunissent souvent la nuit, ils boivent et crient le mépris de leurs aînés. Leur vie sociale se culmine dans les boums qui ont lieu dans les appartements des parents qui laissent le terrain libre pour leur progéniture à ces occasions.


Pendant les boums Nadia passe le temps à coucher avec les garçons. Elle couche uniquement « pour avoir le scalp » elle ne veut pas « sortir » avec le même garçon pendant plus ou moins longtemps comme font plusieurs de ses amies. Ce qui l’intéresse, c’est la conquête, note-t-elle dans son journal et elle s’étonne de ce que le autres aient du mal à comprendre cela.

« Je ne « sors » avec personne parce qu’il m’importe davantage de collectionner le instants de la conquête plutôt que le long cpours de l’existence à deux. Oui, quand je plonge dans cette atmosphère-là, quand je respire cet air vibrant, lourd, quand quelqu’un tremble près de moi et je sais que c’est moi qui le fait trembler et la certitude m’envahit que je l’ai eu, que je me le suis procuré – je me sens dans mon territoire... » ( 21 )



La seule chose qui importe pour elle, c’est d’avoir de « nouveaux mecs ». Elle décrit sur un ton détaché et ironique le déroulement de ces soirées où les décors ( la musique,les salles de bains des appartements ou les couples se relaient dans le noir, les cuisines où l’on s’empiffre pour combler la faim de toute une nuit ), se ressemblent mais où les garçons avec lesquels elle couche, sont différents par leur physique, dans leur façon de faire l’amour et c’est ce qui est précisément recherché par Nadia. Le fait que tous les garçons fassent l’amour différemment ( ou que Nadia conduise ce jeu autrement selon « le matériau » qu’elle a sous la main ) fournit un bon prétexte à des descriptions minutieuses des amours de Nadia.

« Il m’a entouré les épaules, nous avons commencé à nous balancer (sur le rythme de la musique (…) j’étais assise sur mes talons, il était couché sur le dos et me caressait les cuisses, juste pour voir, mais il m’a regardée, ne l’oublions pas, d’une façon qui montrait que c’est moi qui lui ai offert ce geste…).(…). C’est moi qui l’ai déshabillé et je me suis déshabillée moi-même. (…) Nous avons beaucoup ri, par exemple quand je me balançais sur lui sur le rythme de la musique qui filtrait de la pièce voisine. Il s’est efforcé de montrer qu’il était génial dans les draps : « Où ne t-a-t-on pas encore embrassé ? Etc. Il est assez habile (...). C’est moi qui ai joui la première lorsqu’avec les cris habituels, plus douloureux que douloureux, je suis arrivée au finish, il était vachement content, je crois qu’une fierté héroïque soulevait sa poitrine ». (22 )


Mais bientôt Nadia se trouve un autre partenaire cette nuit : elle se fait une tartine dans la cuisine, Gabor arrive, on éteint, on s’embrasse, on attend qu’un autre couple sorte d’une petite chambre où l’on peut placer la poignée de la porte à l’intérieur ou à l’extérieur.

« C’était presque insupportable comme il prenait pour cible mon cou, mes seins, le pout de ma langue, le pli de mes cuisses, mes fesses – mais dès qu’il a arrêté, je n’avais qu’un seul désir, qu’il continue.. » Mais bientôt c’est elle qui mène le jeu : « Il glapissait, suppliait, il pleurait presque, à quatre pattes il avait la chair de poule, il m’a supplié, les dents s’entrechoquant, d’être un peu plu brutale, parfois il se rebellait : « Je n’en peux plus et cogna sa tête contre l’étagère » (23 ).


De telles descriptions occupent une grand partie du livre. Si l’on peut parler de progression dans ces scènes, c’est celle de Nadia vers l’amour effréné de la fellation pour laquelle elle ne se sentait pas attirée au début. Mais à la dernière page il semble quand même que Nadia trouve quelqu’un dont elle tombera amoureuse.


En fin de compte sa position – à savoir que soit on fait l’amour lorsqu’on est amoureux, soit on couche « to have sex » comme disent les Anglais, mais les solutions intermédiaires sont à exclure – serait défendable, n’étaitsa personnalité proche de la mégalomanie ( l’exaltation de sa puissance de son pouvoir sur l’autre sexe – n’est-ce pas exactement le pendant de la fantasmatique masculine virile et de son vocabulaire : posséder, conquérir , prendre la femme qui se donne, etc. et surtout, le soupçon que des considérations bassement matérielles aient pu conduire la plume de l’auteur, dont le livre était, bien entendu, un succès de librairie dans la Hongrie encore pudibonde des années 90.


Dans un récit écrit à la première personne du singulier une fois de plus), CONFUSION (Idözavar ) de Katalin HORANYI (24) une femme remémore son passé. Etudiante en droit dans les années soixante, elle doit mener sa vie à l’université selon les lois tacites mais cruellement contraignantes du règne communiste/ Sa famille, bourgeoise, a beaucoup souffert de ce régime, elle s’entasse dans un appartement en co-location dans la promiscuité, le père est décédé, peut-être de s’être senti privé de sa dignité. Ils ont à peine de quoi manger, ses chaussures sont éculées… Arrive un jeune professeur anglais invité à la Faculté pour tenir une conférence sur les traités de paix importants du vingtième siècle et Camille est la seule dans l’auditoire à lever la main pour lui poser une question « osée » : - Pourquoi n’avez-vous parlé de Yalta ? » ce qui la compromet devant le sbires du Parti présents à la conférence. « L’homme » -ainsi appelé tout au long du roman – c’est-à-dire le jeune Anglais, la remarque ; il ne restera que deux jours à Budapest, mais avant son départ, elle, qui était vierge, consent à coucher avec lui. « L’homme» revient peu de temps après, il la fait passer illégalement en Angleterre et l’épouse. Après la mort de leur enfant, « l’homme » quitte Camille. Mais après leur divorce, le mari divorcé revient la voir à Budapest. Les explications ou plutôt les auto-justifications de Camille lors de leur rencontre constituent presque toute la matière du livre: elle pense que dans cette histoire elle s’était laissée charrier comme une feuille dans la tempête dès le moment où « l’homme » l’a quasiment violée, elle, la vierge vivant dans un rêve.

« Si elle avait de la force, elle crierait non, non, mais elle est totalement épuisée, elle enfouit son visage dans la poitrine de l’homme pour ne pas voir ce visage auquel rien ne la lie. Elle laisse tomber sa conscience dans un brouillard confus et sombre qui pourrait être de l’inconscience, du rêve ou le néant, le néant sans pensée, sans sentiment » (25 ).


Son enlèvement avait eu lieu de la même manière, « l’homme ne l’avait pas prévenue qu’il l’emmènerait en voiture au-delà du rideau de fer, elle ne devait pas poser des questions, mais faire ce qu’il lui demandait. Elle s’était laissée, là encore aller à la dérive.. De surcroît elle n’avait pas osé croire que l’« homme » l’aimait, elle avait pensé qu’il avait seulement pitié d’elle parce qu’elle vivait dans un pays de l’Est, qu’il voulait seulement rembourser un peu de la dette de l’Occident qui avait consenti aux accords de Yalta… elle avait un complexe d’infériorité vis-à-vis de l’homme occidental vivant dans le confort et la liberté. « Pourtant, dit-elle, nous aussi, nous avions une terrasse, nous y avions pris le thé » à savoir avant la destruction de la condition bourgeoise de la famille.


Ainsi, le récit de Katalin Horànyi est-il le seul parmi ceux évoqués lequel « fait de la politique » à travers l’optique qui est la sienne, qui pleure la déchéance de la famille bourgeoise que le régime « communiste » a détruite, qui pleure la maison de son enfance, cette maison dans le style de l’Art Nouveau, pleine de marbres, de faîences, de fer forgé, et qui attribue toute son impuissance de vivre, d’aimer de la perte de cette »maison », de cette sécurité que son appartenance à une classe aisée lui avait assuré.


Ces récits ont des points de ressemblance frappants : telle est l’atmosphère oppressante qui se reflète dans les titres : Le pantin – Taons dans le brouillard – Quinze esquisses en mauve – Confusion - mais aussi dans la psychologie des protagonistes qui, hormis Nadia, sont toutes un peu égarées, orphelines. Elles vivent dans la mélancolie,

l’accablement, la résignation. Les couteaux avec lesquels Anna et Mària transpercent leurs hommes, sont seulement fantasmés. Tous les drames tournent autour de « l’homme » comme l’appelle Camille, qui est la seule à attribuer, à tort ou à raison, son inertie, son manque d’emprise sur sa propre vie non seulement à « l’homme », mais aussi à la dictature qui a régné dans son pays.

Les conditions matérielles sont également similaires : presque toutes les protagonistes sont diplômées ( les éléments autobiographiques ne sont que trop évidents ) mais se retrouvent sans travail ou végètent dans des emplois subalternes ou précaires. La sordide sous-location, la solitude, la perte de l’espoir de se marier – le mariage étant le seul titre de noblesse pour les femmes aujourd’hui encore en Hongrie - ou bien le mariage raté sont des motifs communs dans ces histoires.


Ces romans trop réalistes continuent une tradition des auteurs « paysans » - par opposition aux « urbains » née entre les deux guerres et perpétuées par le « réalisme socialiste ». Cet héritage se retrouve dans le style (le récit est au présent, ce qui lui confère une certaine sècheresse objectivante ) et aussi dans le rythme, de pair avec les descriptions minutieuses ou même pointilleuses des détails : de longues phrases entrecoupées seulement de virgules qui font que le récit est comme une seule énumération, hormis Les taons dans le brouillard. Le pantin et La confusion ne sont qu’une longue phrase. Ce réalisme se complète d’un naturalisme exacerbé tournant à l’obscénité et à la scatologie : rappelons la scène où Anna, dans Le pantin, raconte l’horrible diarrhée qui la souille…


C’est ce langage hyper-cru se complaisant dans ses descriptions qui se retrouve également dans certains des ouvrages d’auteurs masculins hongrois contemporains, ainsi que l’atmosphère sombre, sans horizon, sans perspective. Mais ceux-ci, dans leur majorité ont abandonné le réalisme, c’est ce qui les distingue des romans de femmes analysées.


Selon André KARATSON (26) qui donne une recension du livre de Jolanta JASTRZEBSKA, Personnages tragiques et grotesques dans la littérature hongroise contemporaine, (27 ) l’analyse sémiotique menée par l’autrice sur cinq romans montre que la prose hongroise a délaissé le « sociologisme », la description appauvrie des problèmes sociologiques, en adoptant, au lieu de la conception tragique, une conception grotesque, ce qui a mené à des changements structuraux dans les œuvres . Ceci est certainement juste en ce qui concerne les ouvrages analysés (écrits dans les années 70-80 ) mais qui sont tous écrits par des auteurs masculins. Lorsqu’on les oppose, an tant que groupe, aux autrices, il apparaît en effet que dans l’ensemble ils se tournent davantage vers le grotesque, le symbolisme et même le surnaturel -mais certains de leurs livres ne sont plus des romans…


Certes, les autrices ci-dessus évoquées continuent à suivre le courant réaliste en peignant la résignation qui enveloppe leurs héroïnes. Derrière les vies grises et monotones et leur description sèche, dépourvue de toute sentimentalité, le lecteur est parfois prise à la gorge par la poignante douleur qui étreint ces femmes, par l’injustice et l’indignité qui leur échoient et par leur soumission à leur indignité. Car elles sont également héritières d’une autre tradition dans la littérature, celle de se voir et de s’accepter en orphelines, tradition qui date du début du vingtième siècle, depuis que des femmes s’étaient affirmées sur la scène littéraire – bien que il y eût des femmes écrivaines dès le 19ème siècle.

Mais vers 1910 il y eut une floraison d’autrices parmi lesquelles une grand prosatrice, Margit KAFFKA qui, reconnue de tous, brillait au firmament du plus important mouvement littéraire dont les représentants s’étaient groupés autour de la revue Occident. Un de ses romans, Les années de Maria (1913 ) est l’expression même de ce sentiment d’être « orpheline ». Maria – comme Kaffka – issue d’une famille de petits nobles, sort d’un institut d’études supérieures - la première qui formait des professeurs femmes – où elle vivait en internat, dans une atmosphère de serre chaude mais intellectuelle aussi parmi ses camarades, des âmes sœurs, exaltées, imprégnées de littérature, de Tristran et Yseut, de Baudelaire. Mais après sa sortie de l’Institut, elle se retrouve comme enseignante dans une petite ville de province avec sa mère veuve et sa jeune sœur, où la vie étriquée, les gens bornés l’étouffent, où on la tient pour étrangère à cause de sa finesse, son caractère rêveur, mais surtout parce qu à vingt-six ans elle reste célibataire alors que sa petite sœur a réussi déjà à se marier. Sa seule consolation est une correspondance, initiée par elle, avec un écrivain célèbre vivant dans la capitale, que Maria admire, et dont elle s’éprend au fil de cette correspondance, tout en sachant que l’écrivain a une liaison avec une comtesse. Elle consent pourtant à un mariage souhaité par tous, mais au dernier moment elle recule, laisse tomber son fiancé et dans une sorte d’extase hallucinée, monte à Budapest pour faire don de sa virginité à son amour. Mais celui-ci est absent, étant parti en voyage et Maria, après avoir erré dans la grande ville, se tue en se jetant dans les eaux noires du Danube.


Une autre femme, Gizella MOLLINARY – qui avait beaucoup moins de talent – avait publié en 1927, avant de se tourner vers la prose, un volume de poésies intitulé Humilité féminine. Dans la revue Occident, le critique littéraire renommé Ignotus écrit, enlouant ces poésies :

«  En France

les étrangers ( = les littérateurs ) sont très à la mode actuellement - noirs, Américains,Russes, Japonais – qui écrivent en français, munis des outils de la langue française. On trouve quelque chose de semblable dans les poésies bruissantes de cette jeune dame, son accroupissement de chat sauvage sur ces allées asphaltées bordées d’acacias du Danube. (… ) Son humilité féminine n’est pas une soumission individuelle devant la supériorité de tel ou tel homme, mais une nostalgie de femelle archaïque voulant s’anéantir devant le mâle » (28 ). Et Ignotus de citer, en le louant, deux poésies d Gizella Mollinary :


Au chevet de ton lit : Tu dors sur le champ blanc de rectangle de l’oreiller / Il n’y a que les lèvres d’un jeune gladiateur résolu qui paraissent aussi fermées que les tiennes (….) et tu n’es pas fâché – qu’une femme – se réjouit de toi – trésor volé »

et Difficile : Il est difficile – de tapisser ma mémoire – avec des couleurs de chambres que tu ne traverseras jalais avec moi – il est difficile de devenir aveugle pour vivre pour Toi purement dans mon imagination – en-deçà de la réalité, s’accrochant au voile de l’adoration – il est difficile que le monde consiste en ce qui arrive à Toi – même s’il n’arrive rien – que je ne puisse aller vers Toi – ni revenir vers moi (…) Tout est si fermé, fini, limité et seulement alors lorsque je te regarde, brisée – avec une humilité pleine de larmes – seulement alors je sens pendant une minute unique - que l’infini souffle sur mon visage » ( 28 ).


Ignotus, qui souligne que l’humilité féminine s’allie chez Gizella Mollinary avec l’expression « la condition orpheline », réfute ses propres paroles citées plus haut, en ajoutant la soumission aux vertus de la poétesse, en la citant de nouveau : « Je n’ai pas la voix forte – heureusement elle ne porte pas loin – ainsi, les petits enfants jouant près des maisons chaudes – ne s’alarment pas lorsque je hoquette en sanglots » .


C’est à une telle tradition que se rattachent – involontairement - ces « orphelines» de la fin du vingtième siècle. Les autrices citées par nous décrivent la situation de leurs héroïnes à travers leurs monologues intérieurs, leur résignation, leur tristesse .Ce n’est pourtant pas cette tristesse que l’on attendait d’elles. Même les féministes hongroises du début du siècle (la première association féministe date de 1904 ) qui affirmaient haut et fort que l’âme n’a pas de sexe, que la femme est aussi capable que l’homme d’embrasser des professions, pensaient que le bonheur de la femme passait par la maternité et qu’elle pouvait concilier une carrière ( où elle exploiterait surtout ses aptitudes de soigner, de s’occuper des autres ) avec ses devoirs de mère, de femme d’intérieur de compagne de son mari (29). Et les femmes en Hongrie avaient toujours, jusqu’à nos jours, endossé le rôle qui leur était dévolu.

Ce sentiment d’être des orphelines est comme un débordement de leur rôle, comme l’illustration de la proposition de Spinoza « Lorsque l’esprit imagine son impuissance, il est par la même attristé » et de son corollaire : « Cette tristesse est de plus en plus favorisée si on imagine qu’on est blâmé par d’autres » ( 30 ). L’image la plus éloquente de cette impuissance est celle de la première scène de Le Pantin, où Anna a l’impression dêtre attachée à son lit d’hôpital par mille liens invisibles comme Gulliver.


La Nadia de Dora Esze représente une tout autre tendance, tout en se distinguant des innombrables romans pornographiques qui inondent le marché hongrois des livres. Nadia, éperdue baiseuse malgré son âge tendre, ne se perçoit pas du tout comme inférieure ou soumise, tout au contraire. Elle triomphe, jubile, d’avoir eu « leur scalp », d’avoir pris possession du corps masculin qui sert à lui procurer du plaisir, à nourrir son narcissisme. A-t-elle des motivations enfouies, autres que son discours ? Susan Robin SULEIMAN, dans The politics and poetics of female eroticism, ( 31 ) en parlant des livres d’Erica Jong, dit que ses



livres «  ne sont autre chose que le retournement des rôles et du langage, où la femme docile ou bestiale, mais toujours muette et traitée en objet dans les romans pornographiques écrits par des hommes, soudain prend possession du langage de l’écrivain masculin et de sa vision de l’autre sexe ». Selon S.Robin Suleiman, il s’agit dans ce genre de roman d’une réaction au regard des hommes posé sur les femmes mais également d’auto-dérision.


Une chose est sûre, c’est que Nadia n’a rien à voir avec la femme fatale qui sévissait surtout en Allemagne à partir de la fin du 19ème siècle jusqu’aux années trente environ, à moins que l’on considère, avec Ilona SARMANY, qu’elle était née en France aux environs de 1850. (32 ). Mais en Hongrie, la femme fatale n’avait jamais existé, mis à part ses importations d’Allemagne, pour la bonne raison qu’elle est à craindre, à vénérer, à adorer, puisqu’elle est une version moderne de la déesse Isis ou de la dame du chevalier… La femme fatale est à l’opposé des « orphelines » hongroises, mais aussi du personnage de Nadia. Ces deux représentations reflètent les deux pôles d’une même réalité particulière à la Hongrie: à savoir une misogynie outrancière – et nous ne faisons pas allusion ici aux conditions socio-économiques, à l’inégalité des femmes en politique, dans le travail ou dans les rémunérations, bien connues car faisant partie du patriarcat décrit récemment par plusieurs auteurs (33 ). Mais la misogynie en Hongrie est une ambiance qui flotte en l’air, si dense que le visiteur non averti la reçoit en pleines bouffées à son arrivée dans le pays. La misogynie est profondément ancrée dans la mentalité des deux sexes.

Il n’y a pas de place ici pour évoquer, même en résumé, la configuration historique hongroise à l’origine de ce phénomène : une société très fortement hiérarchisée imbue du culte des rangs et des prestiges où survivent les modèles viriles de la noblesse dans la bourgeoisie longtemps après son avènement, d’ailleurs tardif et restreint : une société de l’ honneur (masculin ) et de honte (féminine) où la honte est une culpabilité existentielle, héritée, endossée, fatale, de la faiblesse, par opposition à la vertu (virtus ) - la force qui est simplement définie par une tautologie, comme la caractéristique de ce qui est masculin. - puis quarante ans d’un régime qui a prétendument émancipé les femmes, cette émancipation étant en fait une pure fable. Après « le changement de régime «  comme on l’appelle en Hongrie, en 1989, les repères des rôles des deux sexes se sont trouvés fragilisés, ébranlés, c’est peut-être la raison pour laquelle le pantin de Erzsébet Hallama a basculé vers la Nadia de Dora Esze.


Ce n’est pas par hasard que la Hongrie est un des plus gros fournisseurs européens de « filles » pour la prostitution et les films pornos. Ce qui y est le plus méprisé, ce n’est pas la prostitution, mais, peut-être même avant l’homosexualité – le « féminisme «  terme tourné en dérision et détourné de ses définitions actuelles. La « féministe » pour la grande majorité, est une femme privée de sa féminité qui compense ses échecs sur le plan amoureux et sur celui du mariage et des enfants par ses doctrines agressives qui menacent les hommes. Cette vision est également celle de toute l’élite féminine qui ferme les yeux devant son infériorité flagrante dans les domaines économique et politique (salaires, possibilités de carrière, de participation à la politique ,) mais aussi dans le domaine de son statut social, de son prestige, d’être reconnue d’égal à égal dans la sphère privée (charges de la famille, la vie du couple, etc. ) - et c’est peut-être ici que le bât blesse, qu’en Hongrie la condition féminine « postmoderne » est aussi immobile, et sans espoir, et sans perspective, que l’on y rencontre autant de femmes fatiguées, effacées, humbles, à côté de « filles » qui consentent à se vendre.


Depuis 1989 on a beaucoup glosé sur cet état de choses, souvent à l’extérieur de la Hongrie il est vrai. On a évoqué, en dehors des traditions du passé, les quarante ans du régime communiste qui avait estompé les rôles traditionnels du masculin-féminin que les hommes veulent ré-installer aujourd’hui. On a parlé de la seconde économie sous ce régime où les unités familiales devaient se replier sur elles-mêmes, où la femme devait jouer plus que jamais son rôle traditionnel, et ainsi de suite… Katalin Lévai, dans le numéro de décembre 1998 de la revue Kritika avance deux raisons à propos de la récente suppression du Secrétariat de l’Egalité des chances (féminines ) créé en 1996, rattaché au Ministère du travail, suppression qui fait partie d’une véritable régression dans la politique du gouvernement concernant l’amélioration de la condition féminine. La première raison évoquée par Katalin Lévai est l’indifférence de la société vis-à-vis de toute discrimination, de toute violation de droit, due en partie à ce que les gens ne se retrouvent pas encore dans la jungle de leurs droits, par exemple les femmes battues ou harcelées n’ont pas confiance dans l’application de leurs droits.


« La deuxième raison réside certainement dans notre héritage d’une vision patriarcale, dans l’acceptation des inégalités par toute la société. Curieusement, les femmes elles-mêmes ne sont pas exemptes le moins du monde de « l’intériorisation »  » de cet héritage ; souvent ce sont elles qui affirment le plus nettement leur foi dans l’immuabilité de la société patriarcale » . (34 )


C’est cette « foi » que reflètent les histoires de femmes dans les romans qui viennent d’être évoqués. Autrement dit, la reconnaissance de cette immuabilité passe, pour ces femmes, par la résignation, toujours douloureuse, et par l’acceptation de leur infériorité et de leur « faiblesse » qui, une fois endossées, collent à la peau comme une tunique de Nessus.






POSTFACE


Un quart de siècle sont passés depuis notre tentative de saisir les raisons qui firent que la production littéraire des femmes fût si raréfiée en Hongrie. Notre recherche a débouché sur l’immuabilité des mentalités. Qu’en est-il aujourd’hui ? Sans une recherche approfondie sociologique et même psychologique on ne peut se prononcer avec certitude. Mais il semble que sous le règne autocratique d’un Orban qui y gouverne avec le slogan « Dieu, patrie, famille », la condition féminine non seulement se soit améliorée, mais a même régressé dans le pays, Quant aux mentalités – elles ont à peine changé depuis : c’est encore et toujours la misogynie qui les caractérise.

Mars 2024.



NOTES des Histoires de femmes vues par des romancières hongroises

( 1 ) Cité par Elaine Showalter in Helikon,1994, 4 , 435, N° spécial.

(2) Budapest, Magvetö, 1989.

(3) AVO : le KGB hongrois.

(4) p. 13.

(5) p. 73.

(6) Budapest, 1988, Ed. Utravalo.

(7) p. 13.

(8) p.18

(9) Budapest, Magvetö, 1993.

(10) p. 10.

(11) p. 11.

(12) p. 22.

(13) p . 31

(14) A l’époque des jeunes ouvriers et paysans étaient favorisés pour être admis aux études supérieures

(15) p. 63.

(16) p. 63)

(17) Kiss Mària, Budapest, 1994.

(18) p. 53. C’est nous qui soulignons.

(19)p. 108)

Budapest, Ab Ovo, 1996. 1927, I. pp. 279-80.

(21) p. 41.

(22) p. 68.

(23) p. 69

(24) Budapest, Magyar Könyvklub, 1998, 2e édition.

26) BUKSZ, 1991/4, 126-127

(27). Rodopi, Amsterdam-Atlanta, 1989.

(28) Nyugat, 1927, I. pp. 279-802

(29). Acsady, Judit, La femme du 20ème siècle, la représentation des femmes dans le féminisme hongrois au tournant du siècle (A XX-ik szàzad asszonya – A szàzadfordulo magyar felinizmusànak nöképe), in Nagy Beàta, S. Sàrdi Margit (eds), Szerep és alkotàs, Debrecen, Csokonai, 1997.

(30) Ethique, Gallimard, éd. 1954, coll. Idées, p. 204, Proposition LV.

(31) cité in Helikon, 1994, 4, 458.

(32 ) Splendeur et misère de la femme fatale (A « femme fatale » tündöklése és bukàsa ), Café Babel , 1994, 1-2 .

(33) Voronina, Olga , Soviet patriarchy, Past and present, Hypatia,1993, 8, 4, 97-112, et Watson, Peggy, Eastern Europe’s silent revolution : gender, Sociology, 1993, 27, 3, 471-487.

(34). C’est nous qui soulignons.