(p. 52) : « A propos du professeur Georges, qu'on, me permette ici quelques observations d'un ami de famille à qui j'ai confié ces pages sur ce que l'on est convenu d'appeler les intellectuels, aujourd'hui que nous sommes à la fin du 19ème siècle. Notez que dans la clique des intellectuels il englobe, ce misanthrope, toute la séquelle des artistes peintres, sculpteurs, musiciens, les hommes de lettres et les professeurs quelconques et particulièrement les maîtres de langue.. Quelle engeance, quels piètres sires, quels mufles » : Berthe Leroy les méprise. « qu'on ne fasse jamais allusion devant moi à ces miséreux, pouilleux, crève-la-faim, vadrouilleurs, va-dans-la crotte, à ces sans-le-sou, ces rien-qui-vaille. Ces gueux-là, ça entre chez vous sous le prétexte de causer littérature, de vous donner des leçon de dessin, de musiques, de langues étrangères (…) Et c'est pelé jusqu'aux os, ça a des trous aux bottines et aux chaussettes, ça porte des vieilles chemises de flanelle non lessivées depuis des mois, ça n'a jamais su ce que c'était qu'un chapeau à haute forme, ou une bague au doigt, une montre d'or dans la poche du gilet, un louis dans le porte-monnaie, des gants aux mains » : voici les signes extérieurs de l'honorabilité aux yeux de Berthe Leroy, la méprisée.
Berthe fait une fausse couche. Elle part en Suisse, avec Georges et Albert, muni d'un système infaillible, au Casino. Malgré ce système, ils perdent ; de plus, Albert lui fait l'amour de force dans un cimetière, dans le noir. Il apparaît que la mère ne sait pas que Berthe et Georges avaient une liaison et est très affligée ; Berthe s'empoisonne, mais elle ne meurt pas, car le poison utilisé était de la teinture pour cheveux. Elle rentre à Paris, où sa mère lui dit : il faut que tu subviennes maintenant à tes besoins, tu es grande, tu as 17 ans. Mais elle n'a pas envie... la mère insiste : « j'entrais la tête basse et j'allais me cacher dans quelque coin obscur où souvent je me surprenais à pleurer ». La mère la gronde, et l'emmène encore dans une maison de passe « pardon de la crudité du mot ». Peu après, la mère elle-même « monte » une maison de passe. Georges va dans les bals publics « recruter quelques jolies donzelles ». Le client principal est un vieux monsieur riche qui dîne là tous les soirs ; le matin, on lui amène une femme ( souvent c'est Berthe) mais le vieux monsieur est impuissant : Berthe a peur « de le voir trépasser ». Il y eut un client qui voulait toujours une femme « avec des gros mollets ; sinon, ça lui était égal ». Mais la spécialité de la maison était la traite des mineures. « Chasse à la petite ouvrière pucelle » ; parfois, ils la cuisinent pendant quinze jours pour qu'elle abandonne son métier pour le leur. Un beau jour, un « commissaire aux délégations » arrête tout ce monde : « oui ! Toute la potée de femelles » est emmenée à St. Lazare, dans une prison sombre, entre des mains de religieuses. Elles connaissent ainsi le panier à salade, le Dépôt, les prières obligatoires : elles restent en détention préventive pendant deux mois. Le jugement a lieu : la mère est condamnée à deux ans, Georges à dix-huit mois, les filles à quelques mois. Mais Berthe est mineure : on la renvoie à St. Lazare où on la libère. Sa vie change : quelqu'un lui loue un appartement, elle fait la connaissance d'acteurs de la Comédie Française, de l'Odéon, elle voyage. Mais la mère est libérée : « Dès qu'elle avait été remise en liberté, elle s'établit de nouveau, seulement cette fois elle prit ses précautions vis-à-vis de la Préfecture de police et se mit en règle ». Berthe est à Londres, elle trouve un nouvel ami pour deux ans, on la cambriole, une lesbienne l'accueille chez elle, elle apprend à danser... Sur la recommandation de sa mère, elle va dans un établissement de luxe à Londres, dont au début elle ne reconnaît pas la destination, tant il a l'air bourgeois et distingué, et la maîtresse de la maison également... c'est là qu'on lui montre des instruments que Berthe ne connaissait pas jusqu'à maintenant, des fouets, des verges... et Berthe de décrire ponctuellement quelques scènes de sado-masochisme... Elle rentre à Paris et dans une maison clandestine semblable à celle de Londres, elle devient la principale travailleuse. Pourtant elle trouve que la France est très différente de l'Angleterre en matière de prostitution : « Ici les garnis à rendez-vous sont tolérés et non autorisés. La maîtresse de maison doit avertir la préfecture de ce qu'elle fait et déclarer les noms des clients. Et si ce sont des hommes politiques, ils peuvent être sûrs qu'ils y seront très surveillés ». Chaque semaine, un agent de la Sûreté vient dans la maison pur avoir des renseignements ; « Il est ainsi avéré que presque toutes les entremetteuses sont de la police « . D'après Berthe, l'entremetteuse honnête garde à peu près la moitié du gain pour elle... La maison a différents moyens pour se procurer des clients : ils consultent régulièrement l' »American Register », un journal qui publie la liste de ceux qui arrivent à Paris d'Amérique, et ils leur écrivent en proposant leurs services. Et Berthe d'abonder dans les anecdotes pour lesquels d'ailleurs la clientèle de son livre devait le rechercher : par exemple sur les déguisements différents que les clients exigent des filles : il y en a qui désirent des bonnes, et non des cocottes... les filles doivent, sur la demande des clients, se déguiser tour à tour en femme mariée, bourgeoise, institutrice, ouvrière d'atelier, modiste, ou en têtes couronnées, même Mlle Mac Mahon !... il y eut un client qui se faisait intituler « prince de Galles ». Un jour M. Grévy, le Président, arrive dans la maison et jure qu'il ferait fermer cet établissement. Puis Berthe devient actrice, pendant que sa mère ouvre une grande maison dont les clients sont des marquis et des barons et qui est encore menacée de fermeture, mais grâce aux visites fréquentes du préfet de police (?) elle échappe à la fermeture. Finalement, la mère la chasse, elle voyage de nouveau, fait partie du demi-monde, à Bruxelles, à Paris, elle rencontre dans une bonne pension de famille un homme très riche qui possède châteaux, yachts et chevaux, ils vivent ensemble pendant un an ; à Monte Carlo elle ruine un de ses amants qui se tuera... Et c'est la seule raison pour laquelle Berthe Leroy s'accuse selon sa propre déclaration. Ce qui lui a fait écrire ce livre, c'est la nécessité matérielle : elle est tombée dans la pauvreté et elle espère gagner de l'argent par la publication de ses mémoires. En conclusion, elle dit : « les juges sont très sévères vis-à-vis des filles-mères séduites qui ont tué leur bébé, mais en somme sont-elles plus coupables que celles qui, comme ma mère, ayant donné le jour à une fille, n'ont rien fait pour la soustraire au vice et à la prostitution ? Puis, sans transition : »mais, au moins qu'on ait la générosité de ne pas me mépriser »(...) Que voulez-vous ? Je suis la fille de Mme Leroy (…) j'étais la fille d'une proxénète et d'une condamnée ». Alors que cette mère tant haïe vit respectablement à Nice, sa fille, tombée dans la misère et la dégradation, publie ses mémoires...
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