Suzanne Horvath

Accueil L'histoire de la honte Les romancières hongroises
Une histoire d’honneurs et de hontes - p.19

« Avec les inférieurs, nous devons être justes, bienveillants et polis. Le temps n'est plus où l'on rossait son valet » dit Salva. Il déconseille la colère, le ton impérieux. Les différences sociales qui doivent être maintenues au point de vue de l'ordre et de la discipline, doivent être aussi atténuées d'un autre côté par la bonté et les égards destinés à adoucir ce qu'elles ont de pénible. Le savoir-vivre empêchera de demander sans absolue nécessité des services humiliants ou répugnants. Par exemple, « se faire chausser ou déchausser par une femme de chambre est le fait d'un malotru .» Par contre, il ne faut jamais être familier avec les domestiques. On n'appelle pas les inférieurs par leurs noms, mais on ne leur dit pas non plus Monsieur ou Madame. Il faut les traiter sans appellation spéciale. « Inutile d'employer des formules de politesse pour les marchands sur la voie publique, les cochers etc... on ne dira pas à un cocher « Monsieur » mais « Cocher », mais on dira aux agents de police et aux gardiens de musée « Monsieur ». Quant aux lettres aux inférieurs, c'est délicat. « On écrira par exemple à un tailleur : « M. X. prie M. Z. d'avoir l'obligeance de passer la commande. Remerciements ». A un ouvrier, on dira : « M. X. prie M. Z. de passer chez lui pour réparer une serrure. Il lui sera obligé de vouloir bien se hâter », ou « Prière à James de m'attendre au train à 3 heures avec une voiture ». Par l'emploi de la troisième personne du singulier on neutralise les rapports directs de personne à personne : on esquive le fait de se mesurer à un inférieur. Mais les règles sont compliquées : il faut également jouer le jeu du paternalisme : aux serviteurs âgés on pourra écrire : « Mon bon Jacques, ayez, je vous prie, l'obligeance de préparer une chambre pour un de mes amis. Merci, mon bon Jacques » ou « Ma bonne vieille Catherine, nous arrivons demain. A bientôt, bien cordialement ».(42)

Lorsque les serviteurs se marient, il faut donner des preuves de sympathie : celles-ci dans certains cas iront pour le maître jusqu'à servir de témoin. Alors toute la famille assistera, de bonne grâce, à la cérémonie nuptiale. Le maître de maison doit embrasser la jeune épouse et lui faire un cadeau.

Les domestiques ne doivent jamais rester assis devant leurs maîtres. Si les maîtres paraissent lorsque les domestiques sont à table, ils doivent se lever et ne peuvent se rasseoir que si l'invitation leur en est faite. Pour aider leurs maîtres à descendre de voiture, ils doivent présenter non pas la main, mais l'avant-bras. Ils doivent appeler le maître à la troisième personne du singulier : Monsieur peut-il, Madame désire-t-elle...

Ce discours sur les inférieurs comme le montrent nettement les quelques extraits reproduits ici, est plein de contradictions et de confusions. C'est que, d'une part, les règles de comportement à l'égard des « inférieurs » visent à perpétuer les rapports personnels, la domination directe pour ainsi dire de corps à corps, hérités du féodalisme, alors que, d'autre part, il y a également une tendance à l'impersonnalité, à la neutralisation, à la dissimulation de ces rapports directs. Mais il y a également de la dissimulation à d'autres niveaux : à chaque fois que les auteurs s'accrochent à des phrases comme « il ne faut pas les mépriser » cela suggère plutôt l'idée sous-jacente : « ils sont à mépriser ». Il faut mépriser, tenir à distance les inférieurs, mais il faut aussi les craindre : la propreté fait également partie de l'honneur du bourgeois et l'inférieur peut, par son contact même, le salir. «  Quand on va chez les pauvres ou qu'on les reçoit, il est élémentaire de cacher l'impression de dégoût qu'on peut éprouver en face du désordre et de la malpropreté qui, il faut le dire, accompagne trop souvent la misère » (43)


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