Ainsi, en dehors des valeurs de « l'honneur chevaleresque », d'autres valeurs entrent dans le modèle de comportement dont nous venons d'avoir un aperçu : ce sont des valeurs « bourgeoises ».
Mais qu'est-ce que « le bourgeois » ? Est-ce celui qui possède une fortune ? Mais quelles en sont les limites ? Depuis La distinction de Bourdieu, le bourgeois est celui qui a l'habitus impliquant un certain style de vie.
Ce qui importe en premier lieu, c'est se distinguer des classes inférieures, d'afficher la différence par tous les moyens extérieurs visibles.
« Un bourgeois doit dépenser de l'argent pour maintenir un certain décorum dans ses vêtements, dans son appartement et à sa table. Cela n'exige pas de sommes énormes. (…) Ce qui le distinguait (le bourgeois) c'était surtout qu'il servait ses repas différemment avec une nappe posée bien droit et une table dressée dans une pièce spéciale et non dans la cuisine. Il devait avoir un salon avec un piano, des tableaux, des candélabres, des horloges et des bibelots, où il recevait ses hôtes (…). Le reste de la maison pouvait être d'une simplicité spartiate et l'était souvent, car le bourgeois avait besoin de dépenser beaucoup sur d'autres choses pour conserver son rang. Il devait payer les frais de scolarité du lycée pour ses fils (…) Le bourgeois devait armer ses fils du baccalauréat et doter ses filles ».(45)
Dans l'habillement, c'est la même recherche pour se distinguer d'abord des pauvres, ensuite entre hommes et femmes. La mode masculine s'uniformise à l'époque, la chemise est blanche, le costume est noir, les cheveux sont obligatoirement coupés courts – toutes innovations qui s'opposent à la complexité obligatoire des vêtements féminins et qui soulignent extérieurement la distinction, la réserve, la modération profonde, intérieure « d'une essence très haute, à laquelle tout le monde ne peut viser »( 46).
Le nombre des règles à observer, pour être convenable, est presque infini et ce nombre même fait qu'il y a beaucoup plus de raisons de ne pas être « comme il faut » que précédemment. Le jeu social s'ordonne dans des figures complexes et nuancées, les grandes règles se subdivisent, se ramifient... Le code est élaboré trop parfaitement : tout se passe comme si le bourgeois, afin de devenir un bourgeois idéal, avait inventé ces règles puis avait été pris à son propre piège, car la honte qui punit la non-observation de ses règles, n'est pas expiable. On ne sera jamais assez viril, distingué, modéré, prudent, propre (au sens figuré et littéral du terme).
Distinction, modération, soit : mais la figure impassible, rigide, empesée, avec sa taille mince, sa tête levée son front bombé, ses cheveux tondus, ses petits pieds étroitement chaussés – en somme, le modèle du savoir-vivre, semble encore avoir une caractéristique importante : elle veut se défendre, ne pas trahir ses sentiments, sa sensibilité, sa vulnérabilité. Elle veut s'envelopper d'une carapace rigide protectrice ; c'est cette carapace qui sera son honneur. Cette carapace, il est vrai, le protège ; mais en même temps, en limitant, en modelant son corps, sa chair, elle limite également son expansion corporelle. Son corps est comme un arbuste taillé, tous ses gestes rigoureusement déterminés jusqu'au plus petit détail (« il ne faut pas tenir les mains dans les poches ») car la plupart des règles vont dans le sens de la compression, de la taille, de l'aplatissement, de la réduction – peu, pas beaucoup, en silence, ne pas, sans attirer l'attention...)
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