Suzanne Horvath

Accueil L'histoire de la honte Les romancières hongroises
Une histoire d’honneurs et de hontes - p.4

« Dans cette histoire du Japon ( et des USA) la honte a un rôle capital : dans la narrative de Benedict, la honte a un jumeau : la culpabilité .(…) Le Japon est une culture de honte, et les USA une culture de culpabilité. Une société qui transmet des normes absolues de moralité s'appuyant sur la mauvaise conscience de ses membres est une culture de culpabilité par définition. (…) Les véritables cultures de honte s'appuient sur des sanctions extérieures pour obtenir un comportement correct, à l'opposé des véritables cultures de culpabilité (…) La honte a besoin d'une audience ou du moins des fantasmes d'une audience ; la culpabilité, non » En acceptant l'idée de la honte japonaise, les Américains se rendront compte de la supériorité de leur culture de culpabilité ( judéo-chrétienne bien sûr).(5)


Le livre de Benedict eut un impact formidable et imprévisible aussi bien au Japon qu'aux USA. Il fut vendu à des millions d'exemplaires et beaucoup de Japonais se reconnurent dans ses descriptions. Il leur permit de revendiquer quelque chose d'essentiel de leur « caractère national ». Cette chose extraordinaire appelée « honte » devint un point d'identification fétichisé, diffusé par les mass media, l'éducation, les critiques culturelles mais également par l'Etat. Mais quelque temps après, la réponse des critiques ne tarda pas à affluer : Benedict n'avait aucune notion des classes, elle avait pris l'idéologie dominante de l'empire japonais pour les croyances du peuple, elle considérait l'état-nation moderne comme une culture éternelle, elle ignorait l'impérialisme japonais dans le reste de l'Asie, elle ne savait pas ce qu'était la honte...de nombreuses critiques suivirent, ce qui n'empêche pas que son livre continue à se vendre au Japon.

Sans recourir à l'adoption rigide de « sociétés de honte » comme critère de classification, pourrait-on déceler dans notre propre organisation sociale le rôle du système « hontes-honneurs » alors même que la honte, ainsi que son complément sui generis, le terme « honneur » ont des contenus éminemment variables ? Pitt-Rivers avait bien décrit le système des hontes et honneurs en Méditerranée. (6) Pierre Bourdieu avait choisi d'étudier la société kabyle non pas pour avoir exclu l'idée que dans les cultures occidentales le système des hontes et des honneurs fût toujours vivant, mais parce qu'il considérait qu'en choisissant une réalisation paradigmatique de la tradition méditerranéenne alors que toute l'aire culturelle européenne participe indiscutablement de cette tradition, il évitait le piège qui consiste à être à la fois participants et spectateurs de notre propre société.(8)

Bourdieu évoque souvent l'honneur en tant que capital symbolique, tout en laissant inexploré son aspect émotionnel, la fierté, l'estime de soi . Mais il n'étudie pas expressément la honte et son contenu émotionnel, la douleur. Tout se passe comme si de l'habitus de ses agents – de leurs dispositions rigidifiées selon leur socialisation – manquerait le composant émotionnel. Il semble toutefois que cette idée soit inscrite en filigrane dans son œuvre. « Chaque agent habité par une double conscience, une conscience dédoublée, divisée contre elle-même, réprimant consciemment une vérité que par ailleurs il connaît ». (8)


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