Si le couple honte-honneur forme une structure, un système historiquement variable, participant des mécanismes de contrôle que la société déploie sur les individus, une histoire de la honte devient possible. Surtout, cette recherche fera pendant à celle de la domination masculine, tant les rôles de la honte et de l'honneur sont principalement distribués selon l'axe du masculin et du féminin.
En ce qui concerne la France, peu d'études historiques sont consacrées au sujet. (9) Un colloque international organisé du 21-23 octobre 2010 à l'Université Paris Ouest Nanterre intitulé La honte entre peine et pénitence : les usages sociaux de la honte au Moyen Age et à l'époque moderne, se concentra sur les sources religieuses et les sources judiciaires où la honte relève dans les deux cas de l'espace public, mais son champ d'investigation eut pour limite la fin du Moyen Age et le début de l'époque moderne.
Le présent livre se propose d'esquisser une histoire du fonctionnement de la honte et de son complément indispensable, l'honneur, en France autour de 1900.
L'époque choisie présente des difficultés par rapport au Moyen Age et même à l'époque moderne avant le 19ème siècle : « La sombre fête punitive est en train de s'éteindre » (10) écrit Foucault, faisant allusion aux châtiments spectaculaires, aux supplices et exécutions publiques des siècles précédents: la honte publiquement infligée devient invisible, et de ce fait plus difficile à saisir. Mais 1900, l'époque dite « Belle » est à la fois proche et déjà lointaine qui n'est éloignée de nos propres vies que par les générations de nos grands-parents et de nos arrières-grands-parents, dont nous avons hérité des traditions et des dispositions émotionnelles qui sont vivants en nous et aident à mieux appréhender ce proche passé. En outre, du fait des évolutions actuelles dans les mentalités qui sont en train de se dérouler sous nos yeux, les rapports des individus à l'égard de la honte et de l'honneur changent également et le tournant du vingtième siècle est suffisamment loin de ce point de vue pour en mieux percevoir la spécificité. De plus, 1900 est une époque favorable car prolixe en documents disponibles, susceptibles à l'interprétation : des traités de morale, de savoir-vivre et d'hygiène sexuelle, des discours ecclésiastiques, les faits divers de la Gazette des Tribunaux, des discours prononcés à la distribution des prix dans les écoles, des mémoires de prostituées, des descriptions de la prostitution, la presse...
Au tournant du 20ième siècle où le mode d'être bourgeois était à son apogée – à peine commençait-il à décliner imperceptiblement, en France, à recevoir les coups de boutoir des idéologies précurseurs du vingtième siècle, socialismes, nationalismes, expressionnisme, musique atonale, roman psychologique... en ce début du siècle les traités de morale, de savoir-vivre et d'hygiène sexuelle représentent des états d'esprit différents et sont d'une grande hétérogénéité. Si les traités de morale sont aussi nombreux , c'est qu'à l'époque il y avait des cours de morale obligatoire à l'école et ce de l'école primaire jusqu'aux classes supérieures ; leurs préceptes viennent pêle-mêle du fond des âges, de Rome, des règles de comportement édictées à la Cour, de l'enseignement de l'Eglise, et se résument en quelques mots : travaillons, faisons notre devoir, cultivons notre corps, (mens sana in corpore sano), soyons économes, obéissons, évitons la luxure... alors que l'apparition des savoir-vivre est récente ; ils sont en fait les nouveaux livres de morale : ils dictent des conduites, des comportements auxquels il importe d'être initié, qui régissent les apparences ; mais dans leurs conseils sur la distinction, le maintien et les usages, se glissent toujours des exigences moralisatrices. Enfin, il y a l'éclosion toute récente des manuels d'hygiène sexuelle qui s'adressent séparément aux hommes et aux femmes, qui détaillent les dangers de la masturbation, de la prostitution, des maladies vénériennes pour l'homme et qui exhortent les femmes, malades, faibles, prisonnières de leur corps défectueux, à la propreté.
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