Suzanne Horvath

Accueil L'histoire de la honte Les romancières hongroises
Une histoire d’honneurs et de hontes - p.56

Par ailleurs, en 1907 le féminisme acquit ses titres de noblesse. Il n'atteint évidemment pas l'ampleur des autres mouvements qui agitent la société comme les grèves ou la séparation de l'Eglise et de l'Etat ou encore l'Affaire Dreyfus – surtout pour la bonne raison que le mouvement ouvrier le voit d'un très mauvais œil et estime qu'il menace les prérogatives et les emplois masculins à cette époque de chômage permanent.

C'est dans un tel contexte que paraît le livre de la Baronne d'Orchamp : livre essentiellement anachronique, fermant volontairement l'oeil sur les changements sociaux en cours – mis à part quelques allusions perfides dont deux sur le féminisme, l'une déjà citée plus haut : le féminisme se trompe en prétendant que le cerveau des femmes est comme celui des hommes ; par ailleurs, selon l'auteur, le féminisme n'est pas une révolte contre le pouvoir masculin, mais contre les abus du pouvoir seulement et comme tel, sans objet. Une autre remarque concerne, sans le nommer, le livre de Blum : certains prétendent, dit-elle, que le mariage est une mauvaise institution, mais le mariage « qui n'est que liberté d'aimer légalisé » survivra à ces attaques. Une seule fois elle ajoute une pincée de modernité à l'image de la femme qu'elle présente et qui est entièrement celle du 19ème siècle, lorsqu'elle dit que rien ne nous intimide dans nos ardeurs sportives. «  Nous bravons les flots avec le même fanatisme conquérant que nous fendons l'espace » ce qui tranche étrangement avec le reste.

Elle se présente donc en champion pour défendre le mariage et pour ce faire elle emprunte au mythe de la femme fatale en transformant « l'amoureuse redoutable » dont l'image n'est tout de même pas loin de l'image de la prostituée – en douce allumeuse qui reste sagement accrochée aux barreaux de la cage dorée du mariage bourgeois, ayant une sexualité qui sert à attiser le feu conjugal. En ce sens, avec cette invention la Baronne d'Orchamp préfigure Masters et Johnson, les deux sexologues américains contemporains émérites qui ne disent pas autre chose dans leur recommandations pour entretenir le bonheur conjugal par tous les moyens, dussent les épouses, vêtues de leur plus beaux pyjamas, offrir des glaces à la vanille aux maris en guise de stimulation à l'heure des tendresses conjugales – précisément dans le même but, c'est-à-dire pour sauver le mariage.

Une fois vaincue l'aversion que peut inspirer au lecteur contemporain le style fleurant l'indécence ou carrément indécente par endroits, avec sa rhétorique insupportable aujourd'hui, apparaissent les mérites de ce livre . Il y a un certain nombre de vérités dans la description d'Orchamp : la condition qu'elle peint, est la condition de la femme bourgeoise de l'époque. Elle pose ouvertement le problème de la domination et de la soumission entre l'homme et la femme. Elle montre de l'intérieur l'identification de la femme avec l'image qui lui est impartie ( à supposer qu'elle joue franc  : car intelligente et désabusée comme elle est, elle pourrait prôner cyniquement la soumission sans y consentir elle-même ; mais elle pourrait aussi se duper en prétendant aimer la cage dorée.) Elle prétend que la déférence des femmes vis-à-vis de la situation d'esclave, leur résignation, leur soumission sont authentiques : après tout, cette attitude serait la seule vraiment logique, puisque cette vision des hommes, la violence symbolique qu'elles subissent, les y astreint.


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