Nulle part ailleurs que dans la prostitution institutionnalisée, l'organisation minutieuse, hiérarchisée, compliquée de la honte n'est mieux visible. Dans la hiérarchie des prostituées, chacune a sa place bien définie avec la part de honte qui y est collée, par la carte, le numéro, la lanterne rouge. Si on peut appeler cette organisation minutieusement réglée « jeu » c'est qu'on lui laisse suffisamment de souplesse pour qu'il rende possible sinon le gain ( pour la prostituée ) mais la possibilité de se sauver par la course qui signifie quand-même une possibilité d'échapper à la prise. Prenons le grand jeu de gendarmes et de voleurs auquel se livrent les agents de police lorsqu'ils courent après les prostituées. Il y a vraiment beaucoup de choses superflues, une ambiguïté dans les règles de jeu comme si l'essentiel était qu'il y ait quelqu'un à attraper, qu'on puisse courir après quelqu'un... indépendamment du fait que la police et les entremetteuses travaillent en étroite collaboration, que la police contrôle étroitement les patrons des garnis, les directrices des maisons closes ou des maisons clandestines, les règles compliquées de ce qui est permis en matière de prostitution et de ce qui est interdit sont énoncées de telle sorte que la prostitution puisse fonctionner quand-même , afin que, par des recoupements subtils, des biais, on puisse attraper les filles mais d'une manière aléatoire. C'est ce jeu qu'on appelle « tolérance » !
Les maisons de tolérance ne doivent pas déranger l'ordre public en affichant à quoi elles servent, elles doivent avoir les volets clos, mais elles doivent être éclairées le soir d'une lanterne rouge pour être quand-même visibles... Pour les filles soumises, il est interdit de faire du racolage dans la rue, mais celles qui n'habitent pas dans les maisons closes, y vont quand-même (elles y sont bien obligées) ; quatre fois par mois, elles doivent courir devant les filets de la police qui se resserrent autour d'elles ( les policiers connaissent d'ailleurs à peu près chaque fille, des complaisances individuelles s'établissent ; telle fille est protégée par tel policier ; lorsqu'elles sont rattrapées, on les arrête, on les emmène au Dépôt, à St. Lazare ) mais si elles se sauvent, tant mieux pour elles.
La fille insoumise ne doit pas faire du racolage non plus, bien qu'officiellement ce ne soit interdit qu'aux soumises. Mais si elle ne fait pas de scandale, on ne l'arrête pas . Mais si on l'arrête, on peut la rendre soumise . La soumise a le droit d'aller à l'hôtel avec le client bien que le racolage lui soit interdit, mais le patron du garni n'a pas le droit de l'accepter en principe ; néanmoins, il l'accepte, et si la police opère des arrestations, la fille peut être arrêtée, mais le client non.
On court – on est rattrapé – on est relâché pour pouvoir courir et être attrapé de nouveau... Filles à carte, filles à numéro, filles stigmatisées, bétail marqué au fer rouge, après lequel courent les chasseurs...
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