Proal cite abondamment des cas : il y avait un père dont le fils s'est tué avec un revolver, car il haïssait son propre frère de moins de dix ans, à tel point que le petit frère avait été envoyé à la campagne. Mais il s'est quand-même suicidé et le père a montré la lettre suivante à la police :
« Cher père, ne sois pas peiné de ma mort. Je me tue, parce que je veux mourir. Pourquoi ? vas-tu dire ; je t'en prie, ne cherche pas à savoir une chose que je veux tenir ignoré même de toi. Voici mes dernières volontés : je ne veux pas qu'aucun des objets qui m'appartiennent tombent dans les mains de Marius que je hais comme je n'ai jamais haï ; de toutes mes forces, de toute mon âme (…) Toute ma virilité est passée dans cette haine. » (136)
Dans cette jalousie, telle qu'elle est peinte par Proal, il n'y a pas qu'un désir égoïste de posséder toute l'affection des parents ou le refus de partager les caresses avec les frères et sœurs : elle est également l'expression d'un ardent besoin d'égalité qui existe si rarement dans les familles : on préfère souvent un enfant aux autres à cause de ses réussites, ou parce qu'il ressemble aux parents... « Rara est concordia fratrum » dit Proal () qui aimerait que les parents mettent moins d'orgueil dans leur tendresse.
Mais la jalousie n'est pas le motif principal des suicides d'enfants. Ceux-ci ont un motif de suicide qui est le même que celui des adultes, et Proal a le mérite de le dégager, de le sentir intuitivement, tout en le reliant à la jalousie : il s'agit de ce qu'il appelle « le froissement de l'amour-propre ». Les enfants se suicident parce que leur amour-propre est atteint. Et cette susceptibilité existe aussi bien chez les enfants d'ouvriers que chez les enfants de riches. Le 2 mars 1900 , le jeune V., âgé de 13 ans, fils d'un ouvrier d'Aubervilliers, se rend aux Halles avec sa mère, pour vendre des légumes et rentre ensuite avec elle à la maison. Dans l'après-midi, sa sœur, âgée de 12 ans, le prie de l'aider pour laver la vaisselle. Sur son refus, sa mère le gourmande et l'appelle « grand fainéant ». Irrité, froissé par ce reproche, l'enfant se rend à l'écurie et se pend à une poutrelle après avoir écrit sur un morceau de papier ses noms et prénoms, suivis de l'épithète que sa mère lui a adressée : « grand fainéant ».
C'est donc par orgueil que l'enfant est indocile, qu'il ne veut pas se laisser diriger, conseiller. C'est l'orgueil qui le rend présomptueux : il veut paraître savoir ce qu'il ignore, il prétend en savoir autant que ses parents. C'est par orgueil qu'il est moqueur et se croit supérieur à ses camarades. C'est l'orgueil qui lui rend l'obéissance pénible et la punition insupportable... Et Proal de citer Renan, qui, dans ses souvenirs d'enfance, décrit d'après sa propre expérience cette souffrance de l'obéissance ressentie par les enfants orgueilleux : « Un ordre, dit-il , est une humiliation ; qui a obéi est un capitis minor souillé dans le germe même de la vie noble... Je n'aurai pu être soldat ; j'aurais déserté ou je me serais suicidé... » (138)
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