Suzanne Horvath

Accueil L'histoire de la honte Les romancières hongroises
Une histoire d’honneurs et de hontes - p.73

Dans tous les « asiles » l'accueil commence donc par ces mêmes détails, qui, aussi insignifiants paraissent-ils, pèsent lourdement dans le processus qui vise à  briser  les pensionnaires, c'est-à-dire à enlever leur individualité.

Une autre série de mesures s'emploie à rendre le décor aussi fruste et dépouillé que possible, en lui ôtant tout superflu, tout luxe, en enlevant aux objets utilitaires leur moindre aspect esthétique ou confortable. C'est pourquoi on est réveillé en sursaut, sans qu'aucun motif utilitaire ne l'indique, à cinq heures du matin, brutalement ; on doit se laver les dents dans des verres en métal et se rincer la bouche avec du permanganate de potassium ; c'est pourquoi, dans les dortoirs communs, dans les lavabos, c'est toujours de larges abreuvoirs en fer blanc qui font le tour des trois murs. Mais l'accueil ne fait que préparer le reste : restreindre la liberté des mouvements au sens strict et figuré, ordonner au moyen d'une hiérarchie rigide, chaque point de rencontre et chaque moment de rencontre entre les individus, en déterminant à l'avance les rapports de force, les modalités de la soumission.

Le monde que dépeint l'auteur est un monde clos, à part – les garçons eux-mêmes font une distinction nette entre le monde douillet de la famille bourgeoise, qui d'ailleurs ne doit pas savoir les souffrances qu'ils endurent en secret - exclusivement masculin, militarisé, baignant dans l'homosexualité refoulée où l'on se bat et est battu au sens littéral du terme. Si ce monde exclusif et violent fut choisi pour lieu de description, c'est que l'auteur était conscient qu'il dépeignait dans la goutte l'océan ; que l'école à la frontière » cristallise quelque chose d'essentiel aux relations humaines ; que notre monde à l'extérieur de l'internat, de la caserne, de la prison, de l'hôpital, du couvent, a quelque chose de commun avec eux ; que bien que ceux-ci soient des lieux « privilégiés » où se passe la soumission, celle-ci est aussi ailleurs, et partout. Au-delà des anecdotes, le sujet du livre est la soumission. Voici l'adjudant surveillant sadique, monstre froid, qui surprend, un soir, un garçon dont les autres venaient d'enlever de force ses chaussures :


« L'homme le toisa lentement, de haut en bas. Comme son regard arrivait aux pieds, il fronça les sourcils et se pencha plus avant. Il contemplait avec une stupéfaction sarcastique l'absence de chaussures au pied de Formes. Le garçon sentait sans doute qu'il devait une explication, mais à peine avait-il ouvert la bouche que l'autre interrompit : « Je n'ai encore rien demandé ». Il fit le tour du lit, l'inspecta soigneusement en s'inclinant, les mains derrière le dos. Puis il s'arrêta de nouveau devant lui. « C'est dangereux, » dit-il. « Nous prendrons facilement froid comme ça ». Il parlait bas, d'une voix qu'il voulait distinguée (…) « N'est-ce pas ? » ajouta-t-il. «- Si » dit Formes, réjoui de cette voix cordiale, mais pourtant un peu inquiet. «  Nous attraperons facilement froid comme ça, poursuivit l'adjudant rejetant le cou en arrière. - Après viendra la diarrhée, ne pensez-vous pas ? Si je puis me permettre. - S...si. -Pourquoi êtes-vous pieds nus ? - Cette fois cela sonna plus bref. «  Je voulais rajuster ma chaussette , commença le garçon d'une seule haleine, parce qu'elle s'était froissée et me faisait mal aux pieds et juste au moment où l'enlevais l'une » « Diarrhée » dit l'homme à la moustache en brosse, légèrement tourné vers le dortoir sans faire le moindre cas des explications du garçon. «  Colique. Course précipitée vers les waters. Le caleçon est plein. N'est-ce pas ? » (149).



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