Suzanne Horvath

Accueil L'histoire de la honte Les romancières hongroises
Une histoire d’honneurs et de hontes - p.78

Et ils boivent tous, pas seulement le dimanche. On invite l'auteur sans cesse en ville le soir chez l'un ou l'autre marchand de vin. « Il boit parce qu'il est las. Il boit parce qu'il cause. Il boit avec des amis. Il boit seul. Après la paie, il boit ses écus. Quand il n'a plus d'argent, il se prive de manger afin de boire encore » (156 ).. La rixe a lieu dimanche soir. Ils se mettent en groupe devant la buvette pour attendre l'ennemi, les teinturiers. Ils se battent en bande. Ils se montrent bruyants, vulgaires, brutaux. Ils ont conscience de leur infériorité personnelle, ils apprécient la bonne éducation, ils respectent la science et la vulgarisation. « Il est ignorant, mais persuadé qu'il est très instruit »(...) « Ils sont agis par un plumitif, un rhéteur, une brochure, une pièce de théâtre, par des mots, des images, la vulgarisation, une consigne, ils ignorent leur ignorance ». (157)

Triste tableau de l'inconsistance, de la dispersion du monde et de l'esprit ouvriers, cette description a le mérite d'énoncer quelques idées contradictoires, derrière lesquelles se profile l'image qu'on les ouvriers d'eux-mêmes » : « ils ignorent leur ignorance » et « ils ont conscience de leur infériorité personnelle » sont deux énoncés qui, logiquement, s'excluraient, mais qui s'accordent dans la réalité des images que les ouvriers se construisent pour refouler la condition honteuse, en bas de la hiérarchie sociale, qui est la leur. S'ils ignorent leur ignorance, c'est qu'ils veulent inconsciemment l'ignorer. Ils essaient de masquer leur infériorité sociale devant eux-mêmes. Les discours de la résignation sont trompeurs, mais parfois transparaît derrière eux la « réalité » qu'on veut refouler, cacher : si je suis resté ouvrier, c'est que je ne vaux pas mieux ; je n'ai pas de mémoire, je n'ai pas fait d'études, etc. A moi la faute...

Une démonstration nous est donnée de la précédente interprétation par G. Tournier dans son autobiographie Mémoires d'un jeune ouvrier. (158). Il naît à Mazamet dans une famille « simple et honnête ». Il a une enfance heureuse, puis devient un apprenti « honnête et courageux ». Après avoir quitté l'école à 14 ans, il veut être serrurier, mais sa mère est contre : ce « n'était pas la peine de m'avoir fait faire des études pour devenir ouvrier » : elle veut qu'il soit employé. Mais le père éclate : « que le diable me brûle si jamais il devient une marionnette à paperasses ». Aux ambitions de la mère que fait rêver « la carrière enviée » de l'employé de bureau s'oppose le réalisme amer du père : de toute manière, le fils ne pouvait devenir ouvrier... et celui-ci joue également le jeu de l'acceptation à laquelle il est forcé : « J'avais 14 ans, je serai donc ouvrier à 16 ans, je ne me tenais plus de joie de voir enfin mon horizon s'éclaircir ».


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