Le voici donc apprenti : au début, il lui est très difficile de se lever à cinq heures du matin, mais il s'y habitue vite ; il n'aime plus se lever tard. Il se sent bien à son lieu de travail : lorsque des garçons plus grands se moquent de lui, c'est lui qui rit le premier et il arrête ainsi les moqueries. Ce qu'il n'aime pas, c'est que les apprentis doivent travailler même le dimanche jusqu'à 11 heures. Il y a là un gamin, Ernest, qui fume et trinque à 12 ans, court le cotillon à 14 ; notre héros, hélas, se met sous la coupe d'Ernest, et fait le débauché : il va aux bals, barques foraines, tir aux chevaux de bois, puis, plus tard, au café de Glycines, repaire de débauche clandestine, où il a des aventures avec des femmes « abominables »... Il entre dans une association protestante de jeunes gens. Ce qu'il a appris là, nous pouvons le deviner, d'autant plus qu'il nous livre ses réflexions : « Qu'y a-t-il de plus beau à contempler dans ce monde qu'un jeune homme dans toute la vigueur et l'élan de la virilité, ayant de larges épaules, une poitrine bien développée, des muscles forts et un front intelligent ? » Nous découvrons alors que G. Tournier a plagié textuellement une phrase de Stall (159), l'auteur du traité d'hygiène sexuelle, phrase citée plus haut. Il fait beaucoup de gymnastique : « La force physique est le bien propre de l'ouvrier que peuvent lui envier les riches, mieux nourris et souvent plus maladifs » (160) On se console comme on peut...
Le garçon s'en va pour un tour du monde. Il se trouve un patron: (161) : « me tutoyant : - J'espère que tu seras un bon ouvrier, on travaille dur chez moi, si l'ouvrage te fait peur, nous ne pourrions pas nous entendre. - Je ferai mon possible pour vous contenter. - C'est ce que nous verrons, mais je te préviens que chez moi on travaille de 5 heures du matin à 7 heures du soir, les dimanches seront pour toi, les soirées aussi, à moins que l'ouvrage ne passe, car les pratiques passent avant tout ».
Ce fut en 1896.
« Je me mis de bon cœur à la besogne ». Malheureusement, la femme du patron veut le séduire. Pour cette raison, il se met à chercher du travail et il manque un lundi : le patron le met à la porte : « Tu travailles bien, mais celui qui ne vient pas travailler le lundi, on le renvoie, c'est la règle . - Vous avez raison, balbutiais-je, mais j'ai été retenu...on ne peut pourtant pas dire que je sois rentré en mauvais état ». Il est à Marseille, où il voit une misère noire. « Mendiants, voleurs, professionnels, ouvriers sans travail, jeunes filles échappées de chez leur mère, tondeurs de chien, ramasseurs de bouts de cigare ». Il a pitié de tous ces pauvres. Après Marseille, Saint Etienne : elle est sombre, charbonneuse, poussiéreuse. Il ne trouve pas de travail, la métallurgie va mal ; il y a de la misère, des relents d'alcool, d'absinthe partout. Il est morne, harassé et attristé par toute cette vie « tout ces étourdissements que la classe ouvrière confond avec la joie ». Il va à Paris, mais il n'y trouve pas de travail non plus. Il écrit à Fives-Lille. Pendant qu'il attend la réponse, (162).« j'en profite pour voir Paris le plus économiquement possible : je passais sur les grands boulevards, les avenues de l'Arc de Triomphe ; fatigué, j'allais m'asseoir vers cinq heurs sur le gazon pelé, des fortifications du côté de Saint Ouen (…) au lieu de l'odeur des fleurs, je ne sentais rien que celle des fritures (…) avec le crépuscule (…) on percevait les cris des enfants fatigués qui ne veulent plus marcher, les chutes d'ivrognes se battant et roulant à terre, s'endormant en ronflant à l'endroit où ils sont tombés ; café chaud, absinthe, rhum chez le marchand de vin. Mais on l'embauche à Lille. Il gagne 4F 50 par jour, mais le travail de nuit le contrarie : « Lugubre tristesse de cette veillée (…) la lenteur mortelle de ces heures de labeur à la lueur blafarde du gaz » ; à part cela, dit-il, cette usine était très agréable ; Et son moral est bon : la vue des misères humaines a ranimé sa foi chancelante ...
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