CONCLUSION : SUR LA HONTE.
Les écrits puisés dans la masse des documents évoqués dans ce travail reflètent une société hiérarchisée non seulement selon les classes, mais aussi par les hontes stigmatisant et par là même structurant les différents groupes sociaux.
En 1900, est honteux ce qui s'oppose aux lois non écrites édictées par l'Eglise, l'Etat et l'Ecole (207) ; ce qui s'oppose aux valeurs bourgeoises : par exemple tout ce qui défie l'institution du mariage: perte de la virginité avant le mariage, adultère, divorce, prostitution.... mais aussi l'opposition à l'éthique du travail, telle que Max Weber la formule dans L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme. La transgression est non seulement répréhensible, mais également frappée du sceau de la honte. En effet, pas besoin d'édicter des lois, ni même humilier les gens en les clouant au pilori sur la place publique comme avant la fin du dix-huitième siècle : ces forces contraignantes, humiliantes qui agissent le corps social, sont bien perceptibles et connues de tous. Les hontes qu'elles font naître sont cachées, elles sont le secret de chacun des individus qui font partie des groupes sociaux ciblés.
Dès lors, que recouvre ce terme « honte » ?
Mais avant tout : qu'en est-il de la culpabilité ? Comment situer la honte dans ses corrélations avec celle-ci, en 1900, à l'époque dite Belle ?
Dans un article publié en 2004, Wolfgang Teubert (208 émet l'hypothèse que la culpabilité en tant que sentiment n'existait pas dans les discours dans les sociétés européennes avant les années 1850 dans le vocabulaire usité par le public. Ces sentiments de culpabilité ne viennent pas du christianisme : « L'Eglise catholique ne les admet pas. Dans la doctrine catholique, la réaction adéquate au péché originel dans lequel nous naissons et aux péchés véniels et capitaux que nous commettons, est la repentance .» (235)
Selon Teubert, le « sentiment de culpabilité » vient de l'allemand « Schuldgefühl » et a été décelé pour la première fois par les linguistes vers les années 1870. Ce fut Nietzsche qui l'employa pour la première fois au sens d'un instinct agressif primordial que l'on retourne contre soi-même – c'est ce qui est à l'origine de la « schlechten Gewissen », de la mauvaise conscience » ; Freud avait utilisé le « sentiment de culpabilité « (Schuldbewusstsein) comme un terme technique. La psychologie, les psychothérapies, la psychanalyse utilisent le sentiment de culpabilité aujourd'hui même comme un terme technique fonctionnant dans le cadre de la cure. L'auteur suggère que l'idée du « sentiment de culpabilité » est apparu tardivement, ou même pas du tout, dans les consciences.
En tout cas, prenant le relève du terme « remords », le terme « culpabilité » a diffusé dans le langage courant dans la seconde moitié du 20ème siècle. De plus, il est devenu un sentiment à la mode qui inonde les discours. On utilise souvent « honte » et « culpabilité » en intervertissant leur sens, en les confondant. Or, ce qu'on entend aujourd'hui par culpabilité, c'est la conscience d'une mauvaise action, d'une mauvaise intention, d'une faute commise.
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