Les hontes des femmes seraient-elles moins univoques que que toutes les autres hontes ? C'est ce que semble affirmer - suivant une longue tradition - l'ouvrage collectif Misérable et glorieuse, la femme du dix-neuvième siècle.(214) Jean-Paul Aron, dans sa préface, appelle la femme du dix-neuvième siècle non seulement « l'interdite », mais aussi « la superbe », car, par exemple, « la bonne exerce aussi un pouvoir sur sa patronne lorsque celle-ci lui abandonne son corps dénudé ; la putain sur les maris qu'elle fait jouir et rire ». Elle est « superbe » : elle est l'inspiratrice et l'instigatrice de son mari. E.L Laurent, commentant cet ouvrage (215) souligne également que « chacune de ces femmes apparaît selon les lieux, les moments, les circonstances (…) non pas misérable ou glorieuse, mais misérable et glorieuse tout à la fois, écrasé et superbe ».
Glorieuse, la femme du dix-neuvième siècle ? Au premier sens du mot « gloire » - selon la définition du Petit Robert - dont les synonymes sont « célébrité, éclat, honneur, réputation » certainement pas. Quant à l'autre sens du mot « splendeur, majesté, auréole, nimbe, sainteté » c'est à celui-ci qu'il doit être fait allusion. Qu'elle soit la projection d'une divinité, de la déesse-mère toute-puissante, qu'elle soit reprise de l'idéal platonicien de l'amour chaste, qu'elle représente l'amour charnel idéalisé , une église, ou la partie spirituelle de l'homme, son anima - cette vision, le respect de l' « éternel féminin » s'est perpétuée jusqu'en 1900 où survit également « l'honneur chevaleresque », et c'est elle qui rend la femme « glorieuse. » Mais l'image de la Vierge ou de la Mère devient plus évanescente. La réalité est tout autre. La majorité des auteurs des ouvrages qui décrivent en 1900 la bonne, la prostituée, l'ouvrière, la maîtresse de maison – et même les quelques figures féminines exceptionnelles, en nombre infime, qui ont lutté et écrit - présentent un tableau homogène : il ne montre que le deuxième sexe, des femmes faibles, couvertes de honte, impures, la compression de leur sphère d'activité, de leur existence corporelle, et cette polarisation nouvelle accrue entre les sexes, entre honte féminine et honneur masculin.
Mais par la polarisation binaire les hommes n'échappent pas non plus à la souffrance de l'auto-culpabilisation : le poids de sauvegarder l'honneur viril pèse sur leurs épaules et leur confère une immense vulnérabilité : l'honneur perdu se transforme en son contraire, la honte...
Un siècle est passé depuis que la « Belle époque » prit fin avec la première guerre mondiale. La question se pose: sommes-nous plus affranchis de l'emprise, de l'ubiquité de la honte qu'en 1900 ?
Certes, beaucoup de changements dans les mentalités s'ébauchent ou s'opèrent sous nos yeux : la sexualité se libère, les homosexuels font leur coming-out, les femmes n'arrivent plus dans le mariage en étant vierges, la « vieille fille » n'existe guère plus, la prostitution devient un métier comme une autre, c'est-à-dire privée de son stigmate de honte (en principe)... Le contenu du mot « honneur » s'est transformé, il se vide des valeurs de noblesse, de l'honneur chevaleresque ; il n'est plus utilisé que dans des discours grandiloquents – alors que la Légion d'honneur subsiste toujours pour décorer ceux qui en sont dignes... car la dignité et la distinction sont toujours l'apanage de ceux en haut de la hiérarchie sociale.
Précedent (97) ... Suivant (99)