Suzanne Horvath

Accueil L'histoire de la honte Les romancières hongroises
Une histoire d’honneurs et de hontes - p.99

Car les hontes et les honneurs, érigés en système, ont des implications politiques. Selon Marx « L'histoire de toute société jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire de luttes de classes » (216).. Mais l'histoire est entre autres une histoire des humiliations. Elle a toujours consisté en ce que certaines personnes étaient protégées de l'humiliation et de la honte. Les esclaves, les ouvriers, les femmes et les enfants n'avaient été protégés dans nulle civilisation. C'est ce privilège d'être protégé de l'humiliation qui distingue le dominant du dominé. En 1900 , hontes et honneurs se présentent comme les moyens de la domination masculine, des stratégies pour renforcer le lien social et l'ordre hiérarchique ; ils structurent la société sous forme d'injonctions morales jamais ouvertement annoncées : la société hypocrite cache tant bien que mal le véritable axe autour duquel elle tourne – la force virile, sacrée, symbolique à laquelle s'oppose la faiblesse de ceux qui ont la honte sur la peau. La surestimation – pour ne pas dire la divinisation – de la force vitale entendue comme force conquérante, violente, virile – peut être réellement à la base de l'organisation politique de la société. Ce que l'individu capte de l'air, les ordres qui sourdent de la machine sociale se résument en deux règles contradictoires : d'une part, il faut se soumettre, endosser la honte pré-distribuée, se résigner, refouler – d'autre part, il faut être agressif, s'arranger pour ne pas être victime, s'arroger le pouvoir...aux membres des différents groupes sociaux s'y reconnaître.

Le premier commandement , la loi écrite pour les « faibles » se résume à ceci : « soyez résignés ». Proal (217) exprime cette idée très clairement : il faut habituer les enfants pauvres à la résignation, sinon ils se briseront dans des révoltes inutiles. Ceux qui tiennent ces discours, ne prêchent jamais dans le désert. Ceux auxquels ces exhortations sont destinées, entendent toujours leurs paroles, les écoutent et acceptent le jugement indignité prononcé pour eux : «  Soyez résignés, acceptez votre condition. Soyez résignés, vous n'êtes pas dignes » Paroles auxquelles répond un chœur qui substitue au chant « Notre condition est due à notre indignité » d'autres paroles : « Nous sommes de braves ouvriers, nous ne désirons pas être comme les riches, l'argent ne fait pas le bonheur, nous n'avons pas été capables de faire des études, c'est de notre faute ».

Certes, le « pauvre », l'ouvrier est différent du bourgeois, même si sa peau n'est pas plus obtuse, comme le croit Bobier (218); chaque bourgeois, aussi « libéral » soit-il, est conscient de cette différence ; soit il croit qu'il s'agit d'une différence d'intelligence, de capacités, soit qu'elle est culturelle. Mais la différence tient aussi en ce que « le pauvre » est enveloppé de la tête aux pieds d'une couche compacte, isolante, de résignation, de manque d'estime de soi, malgré l'existence des syndicats, des mouvements sociaux éclos depuis peu.


Précedent (98) ... Suivant (100)